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Artiste(s) : Johan Creten
Villa Arson, Galerie de la Villa, Nice
16 octobre - 12 décembre 1993
Vernissage le 15 octobre à 18 heures
Johan Creten est un jeune sculpteur dont le travail présente la particularité d’utiliser une technique que l’art contemporain semble avoir désertée depuis quelques décennies : la céramique. Fort de cette position à contre-courant, Creten, pour qui il est primordial de maîtriser toutes les phases d’élaboration de la sculpture (modelage, cuisson, émaillage), entretient avec la terre un jeu de plaisir en même temps qu’un véritable rapport de force. Avec une dextérité devenue machinale, il n’a de cesse de modeler l’argile de ses doigts fébriles : une activité analogue au crochet. Les roses sortent de ses mains comme des napperons, des roses qui, dans la série intitulée Odor di femmina viennent envelopper des bustes féminins. Couvrir une femme de fleurs, fleurir le corps d’une femme, le vêtir d’une robe mortuaire jusqu’à le déformer de ces pétales, ces boutons de roses noires enchevêtrés qui collent à l’épiderme comme les moules s’agglutinent aux écueils1. Mais aussi laisser son empreinte et sa chaleur sur la matière tant qu’elle est malléable, puis la porter à très haute température. « J’aime réchauffer le corps des femmes dans le four » dit Creten, ces corps devenus intouchables lorsqu’ils sont cuits, femmes transformées en mères ou en déesses ; ces roses qui piquent, qui tranchent, lorsque, du bout des doigts, l’on veut en tracer les contours. Romantique, Creten ? Ce serait mal connaître son égale capacité à créer le beau et le laid, à confronter ce qui nous fascine et ce qui nous révulse : les parterres de roses et les amas de crânes anamorphosés desquels sortent de détestables serpents.
Pour cette exposition, le sculpteur présente de poignantes petites gerbes de roses noires accrochées au mur. Recouvertes d’un émail brillant, elles renvoient au clinquant des compositions florales de céramique qui jonchent les tombes de nos cimetières ; mates, devenues subitement ternes, ces roses dramatiquement carbonisées évoquent avec effroi la perte, le dépérissement du corps, l’incinération.
À l’occasion de son séjour en qualité de résident à la Villa Arson, Johan Creten a créé deux séries de pièces, des Têtes et des Sculptures de cuisine, natures mortes en trois dimensions qui marquent, tant par leur sujet que par leur traitement, une nouvelle étape dans le travail de l’artiste tout en confortant son goût pour les situations périlleuses. Les têtes, qui ont fait l’objet de nombreux dessins préparatoires, sont au nombre de 11 et se présentent comme d’énormes visages de plus de 50 cm de haut, tous marqués par la violence et la souffrance. Bien que leur dénominateur commun soit l’absence de regard - yeux griffés, énucléés, crevés, effacés, aveugles, bandés, recouverts de roses ou de pustules -, elles présentent l’intérêt de n’être pas tout à fait expressionnistes et de parler de la douleur de façon faussement ostentatoire. De plus, si l’on entend communément la tête comme le réceptacle de l’esprit, Creten évite ici de faire des portraits. Fortement autonomes dans l’imaginaire qu’elles déploient, ces têtes s’apparentent cependant aux masques carnavalesques ou à la statuaire gothique nordique. On ne saurait les assigner à l’exposition d’un seul rôle. Que ce soient des pièces « politiques », comme Autoportrait en tête de Turc, une représentation allusive d’Hitler coiffé d’un fez et posé sur une boîte dont le cadenas forcé indique qu’il pourrait s’agir de la jarre de Pandore ou L’Homme parfait, un personnage hurlant les yeux bandés, une chope de bière sur le crâne ou bien encore La vieille France, un vieillard dont le contour de deux éléments - une monture de lunettes enfoncée dans la peau et une blessure sortant de l’intérieur de son front telle une vulve - dessinent une fleur de lys ; chacune de ces têtes raconte à la fois une histoire et atteint l’universel, chacune nous apitoie et nous renvoie à la farce.
À regarder de près ce puissant travail, l’on s’aperçoit qu’une fois de plus l’artiste, au terme de recherches approfondies, a porté un vif intérêt à l’histoire, la religion et la tradition qu’elles soient locales ou plus largement occidentales. C’est que Creten aime brouiller les pistes ou plus exactement fournir de multiples indices susceptibles de donner lieu aux interprétations les plus insensées. Ainsi, il est clair que ces portraits, qui n’en sont pas, ne se présentent pas seulement comme une critique du racisme, du nationalisme et de l’intolérance en général. Ce sont, entre autres, des réminiscences ponctuelles de l’histoire de l’art, de même qu’ils se font l’écho des têtes surdimensionnées de papier mâché au sourire contraint des carnavals touristiques de Nice ou d’ailleurs. Prenons, par exemple, le diable blanc aux yeux extirpés : ce n’est à la fin du compte qu’un pauvre fou - bouffon du roi ? - déguisé, un bonnet lacé autour du menton tenant lieu de cornes. Et puis il n’est pas tout à fait blanc non plus, de ce blanc qui eut pu être inquiétant, son émail possède des accents roses des plus délicats et sur sa tête est posée une immense fraise bleutée qui achève de le ridiculiser. Ensuite, il y a cette autre tête blanche, mais cette fois d’un blanc nacré qui la rend précieuse, c’est le fou couronné de deux cerises géantes qui rit en se pinçant la langue entre les dents, les yeux bridés, ou alors est-ce l’épileptique en proie aux spasmes ? En tout cas, un visage issu de l’imagerie de Bosch. Puis, c’est le clown fardé de blanc à tel point que son épais maquillage en vient à couler sur des lèvres rouges démesurées, sur la langue qu’il tire au regardeur et sur la fraise placée au bout du nez en guise de boule rouge. Lui aussi porte son fardeau comme le reste de l’humanité : une sombre couronne d’épines. Enfin, il y en a un qui a l’air de souffrir plus que les autres, c’est ce visage arcimboldesque, criblé de trous, le nez cassé, la bouche béante, la mâchoire inférieure défoncée où vient se loger un insoutenable symbole phallique et des cavités orbitales asymétriques renforçant l’irrémédiable sentiment de blessure. Sa peau accidentée est comme celle d’une vieille pomme de terre qui aurait germé, d’ailleurs de son tour de tête sortent des pics, épineuse couronne qui se serait mise à pousser de l’intérieur possédant pour cruelle beauté la couleur du corail et sur son crâne défoncé se nichent de véritables pommes de terre, mêlées à autant de glands et masses informes de terre cuite.
Il y a, certes, dans ces têtes-là, comme dans celles déformées par les pustules ou les roses, toute une réflexion sur la souffrance engendrée par la maladie, le temps, la torture ou simplement les préjugés moraux. Par ce travail dérangeant qui nous parle du refoulé collectif, de l’ignominie, l’artiste pose à la fois un regard inquisiteur sur le monde et il tente, non sans humour, de nous ouvrir les yeux. Mais il y a bien plus qu’une charge émotive très forte, une évacuation des obsessions ou un geste politique et moral dans ces têtes, il y a indubitablement tout un jeu sur l’érotisme des formes et des mots. Pourquoi a-t-on tellement envie de les caresser ces horribles têtes ? C’est que les queues des cerises s’érigent comme de potentiels pénis, que les glands pointent tels des seins fermes, que les fraises dégoulinantes de crème fraîche ont en leur sommet des fentes suggestives. On est alors bien attrapé de n’avoir vu que du mal là où il y avait aussi du plaisir. Et c’est sans doute dans le relais d’un répertoire à l’autre, ainsi que dans une distance constante avec le sujet que réside toute la force du travail de Johan Creten. C’est alors que prend tout son sens l’observation de Luuk Rademakers selon laquelle « l’érotisme apparaît comme le lien entre le corps et l’esprit, l’histoire et le présent, la vie et la mort2 ». Le caractère cru de la proposition plastique de Creten est, en effet, tempéré ou dédramatisé par un sens du burlesque et du kitsch très poussé qui prend forme au travers d’un émaillage baroque et des coiffes les plus absurdes systématiquement posées sur le chef de ces personnages.
Mais c’est dans les Sculptures de cuisine que Creten déploie son sens le plus profond du kitsch. Conscient que ses pièces peuvent finir un jour dans un marché aux puces, l’artiste s’emploie ici à ce qu’elles puissent affronter le mieux possible cette éventualité. Pour ce faire, il s’est lui-même confronté au kitsch du kitsch dans le domaine de la céramique en se rendant à Vallauris pour y acquérir non seulement une terre de qualité, le savoir technique nécessaire à l’obtention de l’émail flammé, mais surtout un répertoire de formes et de couleurs issus de la plus plate industrie touristique. C’est ainsi que dans un garde-manger qui tient un peu du confessionnal - toujours ce sens de culpabilité judéo-chrétien - l’on trouve quelques insignifiantes grenouilles au faible modelé achetées dans les boutiques de Vallauris et servant de support à ses propres fruits, petits ou géants, glands, fraises et cerises aux formes rondes et phalliques qui pullulent et se laissent manipuler avec indécence, si l’on ose ouvrir la porte. Poussée à outrance cette technique du flammé nous renvoie aussi bien à toute l’histoire des objets de décoration intérieure qu’à notre imaginaire sexuel.
Enfin, c’est toujours dans l’atelier de céramique de la Villa Arson que l’artiste a produit d’autres pièces relevant à la fois du bestiaire et des symboles universels. Ces travaux constituent l’entre-deux de la série des têtes et des objets de cuisine : on y découvre une grenouille géante recouverte de vase et de pustules ; une tête de babouin, le regard absent, comme effaré, la face bleuie et une gueule entrouverte où l’on est encore tenté de glisser la main. Puis, il y a cette étonnante tête de coq à la crête, au bec et aux barbillons d’un rouge triomphant, une tête haute qui bien que coupée continue de chanter, de célébrer le jour. Posée sur un tronçon de chêne, elle est évidemment symbole de force et de fierté en France. Mais le chêne est aussi le billot sur lequel tant de têtes sont tombées et le coq - symbole de vigilance et emblème national durant la Révolution -, ce beau coq, donc, pleure toutes les larmes de son corps, des larmes blanches, couleur de la royauté, mais aussi de la paix. Surmontant les églises, image de la justice et donc du Christ, le coq, ne l’oublions pas, figurait parmi les animaux psychopompes sacrifiés aux morts dans les rites des Germains. Enfin, Creten s’est attaqué à un emblème qui communément donne froid dans le dos : l’aigle. On pense immédiatement à l’enseigne du IIIe Reich, puis il faut se rendre à l’évidence, l’aigle figure aussi sur le blason de la ville de Nice. Il est curieux de voir comment depuis les aigles frappées sur les monnaies romaines, la typologie de ce symbole de pouvoir n’a guère évolué. Les deux aigles proposés dans cette exposition incarnent parfaitement la capacité de l’artiste à faire fonds de la culture sans faire de citation. Parcourus de coulures blanches, ils sont semblables à ces sculptures souillées de déjections d’oiseaux peuplant le paysage urbain et, recouverts d’un émail informel et matiériste, fortement daté dans l’histoire de la céramique, ils montrent une capacité de puiser l’inspiration dans l’artisanat déjouant ainsi toute expectative. En déplaçant constamment l’art d’un territoire à l’autre, Creten surprend : il donne à ses sculptures un caractère fruste et brutal aux antipodes de ce que l’on croyait être en droit de craindre ou d’attendre.
Catherine Macchi
Notes :
1. Creten a participé à l’exposition Moules Moules, Espace Paul Boyé, Sète, 1991.
2. Luuk Rademakers, in Forum international, n° 19, janvier-février 1990, p. 27.