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Artiste(s) : Stanley Brouwn
Galeries du Musée, Villa Arson, Nice
20 janvier - 19 mars 1995
Vernissage le 19 janvier 1995 à 18 heures
Commissaire d’exposition : Paul-Hervé Parsy
Peu d’œuvres contemporaines importantes se montrent avec autant de discrétion. Rejetant tout système de médiatisation - depuis plus de vingt ans, Stanley Brouwn refuse toute publication de texte critique dans des catalogues personnels, toute interview, il n’assiste à aucun vernissage le concernant de près ou de loin - cette œuvre n’en est pas moins l’une des plus cohérentes et significatives de l’art contemporain. Marquée par la séparation absolue instruite par l’artiste lui-même entre l’exposition de son travail et tout élément de caractère biographique, de façon à n’offrir au regard et à la réflexion que les œuvres elles-mêmes, dans leur austérité, leur radicalité, laissant chacun libre d’interpréter ces informations implacables révélant sous la forme de mesures, de distances, de densités, la relation physique établie entre le corps - son corps, un corps - et le monde, l’œuvre de Stanley Brouwn vise à atteindre une évidence formelle débarrassée de tout élément laissant prise à une appréciation subjective. Paradoxalement, si chacune des propositions de Stanley Brouwn se présente sous une forme matérielle réduite à une visualité pour le moins sobre - traits, plaques, cubes - le degré d’abstraction sculpturale atteint un niveau de concrétion matérielle tel que l’appréhension de ce travail implique un dépassement de la matérialité. Elle relie ce système de codage de l’expérience humaine aux systèmes de compréhension du monde que l’histoire - fût-elle des mesures, des chiffres - bâtit depuis des lustres.
L’expérience de Stanley Brouwn ne saurait se comprendre comme un simple descriptif d’une translation entre, par exemple, la pratique de la marche et la mesure de l’espace. Elle est également un précipité de la relation essentielle de l’individu au monde qui l’entoure et aux mesures qui en déterminent la place. En ce sens on pourrait avancer l’hypothèse risquée que l’expérience de Stanley Brouwn appartiendrait à celle de systèmes de pensée, de philosophies qui, au-delà de la stricte matérialité, envisagent l’existence de l’individu au regard de son appartenance à un système d’ordre qui lui est largement supérieur. Aucune déclaration de l’artiste ne vient étayer cette hypothèse, mais la cohérence fondamentale qui articule, depuis son origine, ce projet ne réside pas uniquement dans la maîtrise aiguë de sa traduction matérielle, ni dans les objets exhibés, mais surtout dans l’intention profonde qui la crée.
On a dit de Stanley Brouwn qu’il est un artiste conceptuel. La rationalité exacerbée que ces mesures froides de l’espace, de ses déplacements, de son propre corps laissent naître, appartient en effet au vocabulaire plastique utilisé par ceux qui se reconnaissent dans ce rapprochement aux contours flous. La réduction des données possibles et visuelles d’une œuvre qui ne deviendrait que le signifiant d’une idée, la vérification empirique de l’adéquation - jusqu’à la superposition - entre ce qui est montré et ce qui est dit par l’artiste ou lu par le regardeur, tout cela participe d’un art qui ne privilégie pas le talent supposé ou reconnu de l’auteur ni une compétence spécialement acquise. Pourtant l’expérience de Stanley Brouwn ne s’inscrit pas dans cette sphère principalement nord-américaine. Sur un plan chronologique, elle lui est antérieure.
Stanley Brouwn arrive à Amsterdam en 1957. Ses premiers travaux prennent la forme de feuilles de papier étendues au sol sur lesquelles marchent les passants ou roulent les cyclistes. Les empreintes sont la trace du passage et de l’activité, de la vie dont l’œuvre d’art enregistre le déroulement. En 1960, il réalise son premier This way brouwn, dessin tracé par un passant anonyme auquel il s’adresse pour lui demander la direction à suivre. Chaque feuille porte donc simultanément la marque de l’idée que se faisait l’autre de la distance à parcourir et la trace de sa faculté à transcrire l’espace. Le travail se fondait sur la relation entretenue par l’artiste avec le hasard issu de la rencontre et du résultat. Il l’estampillait alors avec le tampon This way brouwn. Ensuite il approfondit ce projet en lui accordant, par le biais du langage, une dimension spatiale - cela apparaît dans la série des travaux Une marche de a à b (1962) - ou temporelle Une marche durant une semaine (1962). En 1969, il publie l’instruction suivante : « Pendant quelques instants, marcher avec une grande acuité de conscience dans une certaine direction, simultanément, dans l’univers, un nombre infini d’êtres vivants se déplacent dans un nombre infini de directions. »
C’est en 1971 qu’il décide d’approcher la plus grande précision possible, en comptant ses pas, en établissant ses mesures et les relations entre son déplacement et le territoire dans lequel s’effectue ce geste. Les sources de ses comptages sont multiples. Cela peut être le nombre de pas par jour, par lieu.
Parfois il s’agit d’un simple constat, réel ou fictionnel : Le nombre total de mes pas en Algérie - 136 774, Le nombre total de mes pas au Maroc - 187 558. Ce comptage peut se présenter sous la forme de cartes dans des enveloppes : Mes pas en Pologne 29.04.72 - 12.05.72 - Nombre total de mes pas : 272 663 - quatorze cartes indiquent le nombre de pas chaque jour - ou de fichiers métalliques. En 1975, ce comptage ne s’applique plus à une réalité indiquée mais se fait en référence à une mesure universelle : le mètre, comme unité de base de la construction de tous les systèmes. Cette référence est soit tracée par un trait, soit écrite, tandis que lui est joint un élément biographique propre à Stanley Brouwn, comme si l’œuvre en résultant était la quintessence absolue à la fois de son activité artistique, de sa vie et de son rapport à l’univers. Cela prend la forme d’un simple tracé parallèle : One meter, one step. Le rapprochement de ces deux signes, fonctionnant comme unités de mesure et non plus comme indications de distance, renforce le caractère indexical du travail. Le fonctionnement quasi-scientifique de l’œuvre se veut le plus neutre possible.
Dans ses récentes propositions, il fait apparaître de la manière la plus discrète possible - par un simple repère sur l’unité de mesure choisie - un autre signe de mesure : le nombre d’or. Le monde ne s’ordonne pas seulement autour de données métriques, il se construit également autour d’une harmonie immémoriale, invisible, qui sert aussi bien à construire les cathédrales qu’à fixer le développement génétique des tournesols. Une partie significative des recherches biologiques contemporaines s’applique d’ailleurs à découvrir la présence de ce mode de développement dans d’autres organisations cellulaires. En quoi la cohérence du projet de l’individu Stanley Brouwn et de son inscription dans un univers où de l’infiniment petit à l’infiniment grand règnent les mêmes lois universelles d’équilibre et d’ordre, trouve un nouvel argument. Parvenu à ce stade de concentration, de confusion entre la production de l’œuvre et le développement de sa propre vie, il n’est d’aucun intérêt d’encombrer l’œuvre d’éléments qui lui soient extérieurs. Le retrait total de la scène que Stanley Brouwn assume depuis vingt ans n’est affirmé que pour mieux faire porter le regard sur le travail, qui ne tient que dans sa définition et sa présence. Celles-ci traduisent toujours la coïncidence entre l’individu Stanley Brouwn et sa relation à l’espace et au temps. Aussi peut-on penser que classer Stanley Brouwn dans la catégorie des artistes conceptuels, si tant est d’ailleurs que cette catégorie ait un sens*, est inadéquat. Son projet s’inscrit dans une perspective bien plus vaste, où l’intention artistique, loin de l’éphémère et du provisoire, entend dépasser la matérialité et le spectaculaire des apparences.
Il y a quelque malice à rappeler ici la première phrase de Sol LeWitt dans ses Phrases sur l’art conceptuel publiées dans la revue 0-9, New York, 1969 : « Les artistes conceptuels sont mystiques plutôt que rationalistes. Ils parviennent à des conclusions que la logique ne peut atteindre. »
La logique de Stanley Brouwn se déploie sur un territoire immense. Comme il l’a dit à propos des travaux des années soixante : « Un This way brouwn est le portrait d’un infime morceau de la Terre fixé par la mémoire d’un passant. » Mais un territoire paradoxal également. Car il serait absurde de voir dans cette obsession du comptage un exemple réifié des attitudes de psychologie expérimentale qui sévissaient dans les années soixante, où l’on mesurait tout comportement, l’avalanche de chiffres étant supposée transformer cette recherche en science. On sait ce qu’il est advenu de ces positions cherchant à évacuer toute intériorité, toute subjectivité de l’individu.
Le travail de Stanley Brouwn ne s’ancre pas dans une compulsion arithmétique mais bien dans une description la plus neutre possible de son rapport à ce qui l’entoure, cherchant à examiner tous les enjeux et résultats possibles de cette intrication de données afin d’en déterminer la structure logique, structure dont le fondement vise à rejoindre la beauté de la perfection. C’est cette structure logique qui ordonne chronologiquement le parcours de l’exposition. Chaque salle est un moment de travail. Depuis les This way brouwn jusqu’aux récents travaux en volumes, en passant par l’évocation des systèmes anciens de mesures et par la matérialisation des surfaces mesurées, l’exposition en elle-même, l’espace dans lequel elle s’inscrit, le temps dans lequel elle a lieu permettent à l’œuvre de Stanley Brouwn de prendre forme dans la même réalité matérielle que celle dont le visiteur fait l’expérience. L’intervention architecturale opérée sur deux passages du parcours indique bien à la fois cette prise de possession de l’espace et cette tentative de faire se rencontrer en un même moment et un même espace des expériences différentes.
La proposition artistique de Stanley Brouwn rejette toute exclamation, toute démonstration, toute sujétion. Elle n’est pas non plus en retrait, ni masquée. Ici et maintenant comme l’on disait il y a quelque temps.
Paul-Hervé Parsy
* Voir à ce sujet les textes de Claude Gintz et Benjamin H.D. Buchloh dans le catalogue L’art conceptuel, une perspective, Musée d’art moderne de la ville de Paris, 1990 et le livre Art conceptuel, formes conceptuelles de Christian Schlatter, édité par la galerie 1900-2000, 1990.