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Artiste(s) : Ettore Spalletti
Galerie Carrée, Villa Arson, Nice
16 octobre - 12 décembre 1993
Vernissage le 15 octobre 18 heures
Au sujet du travail d’Ettore Spalletti, Nicolas Bourriaud parle d’« angélisme minimal1 ». Belle, l’expression n’en est pas moins juste. Il y a, en effet, chez le sculpteur italien cette conscience d’être l’héritier des grands maîtres de la peinture italienne tant au niveau du dessin et de la géométrie (Andrea Mantegna, Piero della Francesca), qu’à celui du coloris (Fra Angelico). Et, à l’opposé, les formes élémentaires de Spalletti - surfaces planes, cylindres, cônes, cubes - se situent bien dans la trajectoire du Suprématisme et du Constructivisme russes. À la façon de celui de Malevitch, le travail de Spalletti recrée lors de chaque actualisation les conditions d’existence d’un monde spirituel en totale harmonie avec la pensée, monde qui n’a de cesse de surprendre, de retenir et d’interroger dans ce qui constitue le miracle même de ses modalités de fonctionnement.
La double ascendance de cette proposition - avec, d’un côté, la référence à toute une tradition picturale figurative et, de l’autre, la réduction moderniste de la sculpture à des formes minimales quasi abstraites - bouleverse d’emblée les catégories artistiques, posant ainsi le problème du statut de l’œuvre. L’ambiguïté ou, si l’on préfère, la polyvalence des travaux de Spalletti tiennent avant tout à leur nature même : volumes épurés recouverts d’un enduit de plâtre et de colle sur lequel le pigment coloré est étendu a fresco, ce ne sont plus tout à fait des peintures et déjà un peu plus que des sculptures. De la peinture, ces œuvres possèdent la couleur, la matière et le sens de la profondeur. Un chromatisme particulier, la plupart du temps des gris, des bleus, des verts ou des roses plus clairs, plus éthérés encore que le pastel, leur confère une telle légèreté que les formes qui en sont revêtues en viennent à perdre de leur prégnance. On notera néanmoins l’irruption ponctuelle de couleurs soutenues, des noirs profonds et des rouges cinabres, dans son travail depuis que l’artiste fréquente la ville de Sienne. Irradiés d’une couleur-matière opalescente et poreuse les volumes aux lignes et aux courbes pures que Spalletti rapporte inlassablement dans le rotolo, ce rouleau qui depuis 1975 se fait la mémoire de son travail, s’affranchissent vite de leurs contours rigoureux. Et pourtant, de par les jeux qu’elles entretiennent avec l’espace, leur inertie et leur mutité, ces pièces relèvent aussi de la sculpture. Que l’on s’avise de soulever un Spalletti et l’on en éprouvera la lourdeur physique. Ainsi le regardeur est-il toujours placé dans une situation équivoque, établissant une relation oscillatoire à l’espace, entre vide et solide. Tout se passe comme si l’artiste n’avait qu’un souci, celui de brouiller les schémas de perception de l’œuvre, d’entretenir le doute et de conduire à l’aporie en affirmant une chose et son contraire. Et c’est justement ce déplacement continuel et à peine sensible d’un territoire à l’autre, cette position dans un entre-deux, qui font toute la force du travail de Spalletti.
Toutefois la contradiction n’est qu’apparente. En réalité, si l’on se laisse séduire par les volumes de Spalletti qui poussent un peu plus loin l’émotion que suscitent déjà les grandes figures minimales, c’est que son travail nous touche intimement dans ce lien qu’il noue entre passé et présent, entre tradition et renouveau. À elles seules, les œuvres de Spalletti contiennent toute une partie de l’histoire de l’art occidental. Coupes, vases amphores, colonnes sont bien sûr des archétypes de l’archéologie grecque, mais leurs stylisations brancusiennes les rattachent définitivement à la modernité. Or il s’agit aussi d’objets fondamentaux de l’existence ainsi que le fait remarquer Giorgio Verzotti : « Contrairement à l’abstraction historique, par exemple celle de Mondrian, l’abstraction de Spalletti ne quitte pas le monde réel pour devenir pure scansion de rapports structurels entre images élémentaires. Ses objets rappellent, pour ainsi dire, le monde des fonctions auquel ils appartiennent, ils restent liés à des indices de reconnaissance, même minimes2 ».
Formes déréalisées possédant la quiétude des natures mortes de Morandi, les pièces de Spalletti se situent, en outre, dans la lignée de la peinture métaphysique. Toutefois ce travail qui procède d’une décantation de la réalité matérielle du paysage italien semble aller bien au-delà de ces premières apparences. On sait l’influence de la lumière nébuleuse des Abruzzes sur les teintes de Spalletti, une lumière capable de transformer la chaîne du Gran Sasso, que l’artiste aperçoit de la fenêtre de son atelier, en de lointains, d’inaccessibles volumes. Cette épuration du visible et du tangible à laquelle Spalletti parvient à la suite d’un lent travail de ponçage des surfaces peintes pose alors tout le problème de l’aura de l’œuvre d’art. Immatérialisation de la présence et présence de l’immatériel, le travail de Spalletti se donne à voir tel un monde de pureté incarnée. La pulvérulence même de cette luminosité parsemée dans et sur les volumes, que l’on n’ose approcher et que l’on ne saurait toucher faute d’en ôter la couleur, se fait alors expression de l’aura ainsi que l’a fait remarquer Bruno Corà : « (...) Il se produit de l’intérieur même de la matérialité de l’objet une dissolution de sa gravité, une accentuation de ses propriétés lumineuses, un pouls fait d’absorption et d’irradiation qui irait jusqu’à posséder le caractère de cette aura qui émane de la chose artistique et qui semblait s’être éteinte dans les lignes implacables de la célèbre analyse de Walter Benjamin3 ».
L’exposition d’Ettore Spalletti dans la Galerie Carrée de la Villa Arson constitue le 12e volet du cycle Is it about sculpture ?, on peut y voir quatre œuvres récentes : Paesaggio et Ali, grigio, deux diptyques qui tentent de s’échapper du mur, Coppa, une élégante coupe en marbre noir de Belgique revêtue en son sommet d’un pigment céleste et Corridoio, un couloir exigu à travers lequel l’on ne risquera pas de se glisser. Le regardeur découvrira ou se laissera aller au plaisir de redécouvrir dans ces travaux l’extrême beauté d’un processus manuel d’élaboration à tort considéré comme obsolète, doublé de ces couleurs ténues symbolisant l’impalpabilité du ciel, la douceur de la chair, la fraîcheur de la nature ou l’intelligence de la matière cérébrale et capables de donner vie à l’absence en plaçant l’immobilité dans une subtile capacité de mouvement.
Catherine Macchi
Notes :
1. Nicolas Bourriaud, in Flash Art International, n° 159, été 1991, p. 123.
2. Giorgio Verzotti, in catalogue d’exposition Ana & arte, Castello di Rivoli Museo d’arte contemporanea, 15 février - 31 mai 1991 ; Milan, Fabbri, 1991, p. 167.
3. Bruno Corà, in catalogue d’exposition Ettore Spalletti, Museum Folkwang, Essen, 21 mai - 4 juillet 1982, p. 12.